mercredi 30 juin 2010

Paparoni et l'alligator d'Amazonie

À mon papa, chasseur d’alligator…

Les débris d’un souper bien arrosé trônaient sur la table : 2 verres de vins tâchés de rouge, une corbeille où subsistait une tranche de pain séchée et 3 assiettes qui contenaient les vestiges d’un délicieux rôti de bœuf. Maude, 7 ans, rayonnait : le samedi soir elle avait ses parents pour elle toute seule. Ces derniers étaient cordonniers et travaillaient tout le temps. Quand ils revenaient le soir de leur travail, la lune était en pyjama. De plus, papa Noël avait laissé sous le sapin une petite sœur 2 ans plus tôt et Maude trouvait que cette dernière prenait beaucoup trop de place dans le cœur de sa maman. Mais ce soir, Mimi dormait et Maude en temps que grande sœur pouvait se mettre au lit plus tard et veiller ainsi avec papa et maman. Rien n’aurait pu la rendre plus heureuse, sauf peut-être quelques biscuits aux chocolats qu’elle ferait tremper dans sa coupe de lait.

Soudainement, maman cessa de rire et le silence autour de la table devint bruyant. Papa regarda Maude et lui dit, gravement :

-Ma pitchounette, est-ce que tu savais que papa garde un alligator dans le sous-sol?

Maude se mit à rire et regarda sa mère, mais celle-ci ne riait pas du tout. Parfois papa lors d’un souper «prenait un coup» et il lui arrivait alors de dire des folies. Mais dans ces cas là maman Loulou disait : «Voyons, arrête donc René!» et papa redevenait sérieux comme un pape. Voyant que sa mère ne disait rien, Maude lui demanda :

-Maman, est ce que paparoni dit la vérité ou est-ce qu’il dit des foleries?

-Ma belle pitoune, répondit sa mère, ce que ton père dit est vrai. Il y a vraiment un alligator dans le sous-sol.

Maude fixa son père, éberluée. Ils vivaient ici dans cette maison depuis 2 ans; Maude en avait visité chaque parcelle du sous-sol en jouant à la cachette avec ses amis. Mais jamais n’y avait-elle vu, ni même remarqué, un alligator.

-On va finir de souper, dit son père, et ensuite nous allons attendre environ une heure. Comme ça, nous serons certains qu’il sera endormi quand nous irons le voir. Nous allons nous préparer, nous prendrons chacun une «flash light»…Mais avant tout autre chose, il faut que je te raconte comment cet alligator est entré en ma possession.

Il se servit un verre de vin rouge, fit claquer sa langue et racla sa gorge. Maman Loulou fit un large sourire à Maude, l’air de dire : «Tu vas voir, cette histoire je l’ai entendu milles fois, elle est terrible!» Puis papa commença.

-Ma pitchounette, tu te souviens de mon ami Louis? Celui qui a nagé avec des piranhas dans l’Amazone?

Maude acquiesça.

- Je ne te raconterais pas l’histoire une autre fois, tu la connais déjà assez bien. Mais imagines toi donc que, bien que je n’aime pas trop en parler, j’étais avec lui lors de ce voyage! Oh je sais, je ne l’ai jamais mentionné avant, mais tu me connais : je suis humble, un peu réservé, je ne voulais pas lui voler la vedette! Nous étions donc tous les deux jeunes, beaux et fougueux au Brésil à la recherche de nouvelles aventures. C’est sur un coup de tête que nous avions décidé de partir en Amérique du Sud. Ma rencontre avec l’alligator s’est déroulée à la fin de ce voyage.

Il prit une gorgé de vin avant de poursuivre.

-Nous étions donc moi et Louis à la recherche d’extraordinaire, de grandiose, de folie, de sparatagonflant quoi! Nous étions tout les deux jeunes et fous, alors rien ne nous semblait assez dangereux, assez incroyable, assez phénoménal! Voilà pourquoi une croisière sur l’Amazone s’est imposée d’office. Nous avions rencontré un homme, un dénommé Sergio, dans un bar d’Obidos une ville qui borde l’Amazone. Nous lui avions payé quelques bières et l’avions rapidement mit dans notre petite poche arrière à force de rire avec lui et de lui payer des tournées. Nous étions fort éméchés quand nous avons osé lui proposer de nous amener en pirogue sur le fleuve… et qu’il a dit oui. Vois-tu, pitchounette, l’Amazone est un fleuve hostile : il faut être fou pour oser s’y aventurer. Quoi qu’il en soit, nous fixâmes un rendez-vous à Sergio pour le lendemain matin. Louis, moi et Sergio avions rendez-vous avec notre destin, mais nous ne le savions pas encore. Nous étions bien trop éméchés pour nous rendre compte de quoi que ce soit!


Papa prit une cigarette dans son paquet, l’alluma et en tira une bouffée. Puis il reprit.

- Le lendemain nous avions dégrisé, mais nous étions toujours autant décidé, sinon même plus que la veille: nous irions sur le fleuve quoi qu’il advienne. Notre guide Sergio fut à l’heure au point de rendez-vous et nous partîmes aux aurores. Sergio nous apprit rapidement les règles de base : comme je l’ai dis plus tôt pitchounette, l’Amazone est un fleuve sauvage et terrible. Ceux qui s’y aventurent doivent être extrêmement prudent! Plus tard dans la matinée, Louis s’est baigné avec les piranhas, comme tu le sais déjà puisqu’il te raconte cette histoire à chaque fois qu’il te voit. Moi, j’étais dans la pirogue avec Sergio quand j’ai entendu un bruit : comme un plouf, tu vois? J’ai regardé autour, mais je n’ai rien vu. J’ai demandé à Sergio, mais lui non plus n’avait rien aperçu.

Il éteignit sa cigarette avant de poursuivre.

-J’étais donc avec mon guide dans la pirogue, à dialoguer des aléas de la vie au Brésil quand soudain, je l’ai vu. Comment te dire à quoi cela ressemblait? On aurait dit un tronc d’arbre, mais il se déplaçait trop rapidement, glissant dans l’eau sans provoquer aucunes éclaboussures : seules quelques vaguelettes trahissaient sa présence. Aussitôt j’ai compris que la situation était grave : mon ami Louis se baignait, il n’avait donc pas vu la créature marine qui se déplaçait vers lui dans l’optique fort évidente d’en faire son déjeuner! J’ai alors fais ce que tout être humain sensé n’aurait pas fait : je me suis jeté à l’eau dans l’idée complètement folle de lutter contre l’alligator.

Papa fit une pause, les yeux rivés à la table.

-C’était une idée insensée, pitchounette, complètement folle. Comme si moi je pouvais battre un alligator! Il faut dire qu’à l’époque j’étais plus mince qu’aujourd’hui, j’étais tout en muscle! Pas une once de graisse! Tout de même c’était imbécile de ma part que de tenter le coup et c’est sous les cris terrifiés de Sergio que j’ai pris l’alligator à bras le corps et que nous commençâmes à lutter. Mon adversaire était énorme, il devait faire au moins 3 mètres de long, ses dents étaient acérés comme des couteaux de cuisines, sa force m’entrainait inlassablement vers le fonds de l’Amazone…Mais pourtant je luttais et pif! (il mima le geste) Un coup sur le museau! Paf! Un autre dans le ventre! J’ai lutté avec une telle ardeur pitchounette qu’à un moment le guide s’est levé dans la pirogue et qu’il s’est mis à m’hurler des encouragements! Et sur les grèves du fleuve des indigènes attirés par le combat d’homme à animal dansaient comme des majorettes du Carnaval, scandant RE-NÉ, RE-NÉ, RE-NÉ!

Maude ne bougeait plus, fasciné par le récit de son père.

-Finalement, j’ai décroché un coup de droite et l’alligator s’est avoué vaincu. Mais il était tout bouffi, le pauvre, il n’avait plus un croc, son corps était couvert de bleu…Alors j’ai dis à Louis, qui nous avait finalement rejoint : «On ne peut pas le laisser comme ça…» Tu vois, Maude, cette bête je l’ai battu, j’ai lutté avec elle si fort qu’à la fin, une forme de respect s’était imposé entres nous. C’est la dure loi de la jungle, pitchounette, les plus faibles témoignent de leur respect au plus fort et en échange, les plus forts leur offre à leur tour leur protection. De plus, ce pauvre alligator, comment aurait-il pu continuer à chasser? Sans dents ni rien? Et ses comparses alligators sur les berges du fleuve qui riaient de lui, la gueule grande ouverte! Non je devais le ramener. Bon, je te l’accorde, ce fut compliqué de passer avec lui aux douanes, ça fait toute une histoire… C’est depuis ce temps que je le garde en bas, au sous-sol. Je le nourris, je le soigne…Parfois on boxe un peu, en souvenirs du bon vieux temps. Je le laisse gagner, toujours. C’est ma façon à moi de lui témoigner mon amitié. Et maintenant, il est temps pour moi de te le présenter.

Les trois se levèrent d’un bon, comme si un ressort les poussait hors de la salle à diner. Maude, son papa et sa maman prirent chacun une lampe de poche et maman éteignit toutes les lumières. L’alligator n’aimait pas la clarté, il préférait les ténèbres qui lui rappelaient son Amazone natal. L’enfant et ses parents se mirent à la queue-leu-leu et descendirent l’escalier qui mène au sous-sol. Maude riait, pensant ainsi camoufler sa terreur. Un alligator! Pensait-elle. Un vrai, comme elle a vu dans les livres! Un alligator, dans son sous-sol à elle! Qu’est ce qu’elle était excité, elle allait le dire à TOUT LE MONDE lundi matin à la garderie, puis à l’école, elle sera la fille la plus POPULAIRE! Maude riait, sans pouvoir s’arrêter. Sur son épaule la main de sa mère reposait doucement, comme pour dire : «Tant que je serais là, ya pas un alligator qui va prendre une bouché de toi ma pitoune!»

Ils entrèrent dans une des pièces du sous-sol, celle où son père gardait ses outils. Il lui avait jadis interdit d’y venir, elle comprenait maintenant pourquoi.

-Chut, murmura son père, je vais le prendre et te le montrer...Mais il ne faut pas faire de bruit!

Ce qui la frappa en premier, c’était l’odeur.
Maude avait déjà été au Biodôme de Montréal avec sa classe. Dans la zone « tropical-humide », l’air avait été étouffant. L’odeur des plantes tropicales et des zones d’eau stagnante lui avait fait tourner la tête…et la chaleur! Comme si elle était en pleine canicule au mois de juillet. Dans le sous-sol, l’air était saturé d’une autre odeur, indescriptible, comme du foin qui aurait moisi sous l’effet de la chaleur et de l’humidité. Un relent aussi, un effluve de cuir, comme à la cordonnerie.
Et dans un coin sombre dormait, lové sur lui-même, un vieil alligator amazonien de 6 pieds de long dont la respiration faisait enfler et diminuer le ventre par à-coup. Quand il bailla, Maude remarqua avec stupeur qu’il n’avait effectivement plus aucunes dents.

Son père se pencha alors au dessus de son épaule et murmura à son oreille, pour ne pas réveiller la bête qui dormait : « Alors ma pitchounette, ne te l’avais-je pas dit que papa avait un en sa possession un alligator d’Amazonie?