mercredi 14 août 2013

Les tricycles

À maman

Des années plus tard, ce dont elle se souviendra le plus facilement, c’est de l’odeur.

Tout le cabanon embaumait jusqu’à l'écœurement la poussière, l’humidité et l’urine de chats. En ouvrant la porte, on soulevait de grands pans de poils, de débris du cabanon qui s’effritait avec les années et de cadavres d’insectes momifiés, datant probablement du jurassique. Des toiles d’araignées pendaient ici et là, inhabité pour la plupart : un village fantôme d’étoiles et de mouches mortes. Dans le coin droit, caché comme si on ne se faisait pas à l’idée de s’en débarrasser pour de bon, était dissimulée une tondeuse. Isabelle n’avait jamais compris ce que faisait une machine à couper le gazon dans le cabanon, puisque la cour arrière était asphaltée à grandeur. Pourtant elle y trônait, fière et inutile, parmi les outils, les pelles, les bêches et les vieux clous. On avait pendu jadis des rideaux fleuris aux fenêtres pour faire de l’ombre à la tondeuse; l’un des pôles pendait maintenant dans le vide, laissant entrer le chaud soleil de juillet. L’air stagnait : aucun vent ne se levait aujourd’hui, ce qui n’était pas rare dans cet îlot de chaleur qu’est Saint-Roch l’été. « Ce sera une belle journée », avait dit maman et Isabelle croyait qu’elle avait raison. Elle avait mangé des pains dorés et mise sa robe préférée, celle qui tourne avec de belles fleurs jaunes. Maman avait peigné ses cheveux et les avait attachées en lulu, comme Isabelle aime. Puis, elle était partie travailler, lui faisant promettre d’être sage avec madame Touski. Isabelle n’avait pas eu peur et elle n’avait pas pleuré, car elle savait ce qu’elle allait faire de sa journée et elle en tirait une grande excitation, comme quand on sait qu’on va revoir de vieux amis.

Dans ce cas, pourquoi n’étaient-ils pas là?

Elle avait regardé, pourtant. Isabelle avait été partout, derrière et sous l’établi, sous la bâche qui recouvrait un set de patio en résine de synthèse jaunie, derrière une vieille porte qui ne menait nulle part, soulevé la tondeuse au cas où elle les aurait mangé. Elle avait même regardé dans les airs, là où pendent les pelles, les bêches et les râteaux à feuilles. Mais non. Elle devait se rendre à l’évidence : ils ne sont plus là. Sa journée est fichue. Elle qui se faisait une fête de les retrouver, de les enjamber, de les propulser le plus rapidement, le plus loin possible : ses amis l’ont abandonné. Sans raison, en plus.

Isabelle sortit du cabanon en retenant avec beaucoup de difficulté ses larmes : elle sait que madame Touski n’aime pas quand elle pleure. Mais c’est plus fort qu’elle. Maman avait promis, elle avait dit : « Tu as été si gentille chez le dentiste hier, tu as fais ça comme une grande fille, tu le mérites bien ». Maman a menti. Pourquoi? Ce n’est pas beau les mensonges, ils l’ont dit dans Passe-Partout, elle sait même que les enfants menteurs ne reçoivent ni la visite du Père Noël, ni  récompenses. Alors pourquoi maman a-t-elle menti? La question tourne dans la tête de la fillette sans fin, tant c’est un non-sens, une impossibilité en cette belle journée où elle a mis sa robe qui tourne avec des fleurs jaunes. Il n’y a rien à faire. Les tricycles ont disparu. Ils sont partis. Ses amis l’ont abandonné.

Madame Touski  étendait des vêtements sur la corde à linge quand la fillette sortit du cabanon. Des années plus tard, Isabelle réaliserait qu’elle n’avait jamais vu sa gardienne ne rien faire : elle était toujours en mouvement, faisant deux, trois, quatre choses à la fois. Car madame Touski ne fait pas que garder Isabelle: elle fait aussi la vaisselle, le ménage, le lavage, les repas, la discipline et elle lit des histoires. C’est de cette aptitude aux multitâches que lui vient son surnom.

En voyant la fillette planté comme une statue de cire en plein milieu de la cour, madame Touski eut d’abord un petit malaise. Était-elle blessée? Ce satané de cabanon, aussi! Puis elle réalisa, avec ce don qu’elle avait de comprendre l’imperceptible, que sa petite protégée n’allait pas bien. Les larmes qui coulaient sur les joues de la fillette l’aidèrent, il faut dire. Elle mit donc sa dernière épingle sur la corde et avança vers elle, lentement. La gardienne n’était plus très jeune et son petit plaisir, quand elle rentrait chez elle le soir, était de manger des chocolats à la cerise. Il faut bien mourir de quelque chose, disait-elle, et aussi bien mourir du cholestérol ou étouffée par la gourmandise.

Madame Touski se pencha à la hauteur d’Isabelle et demanda :

-‘Pour que tu ne joues pas, ma chouette?

-‘Sont partis…murmura la petite fille. Les larmes lui embuent la vue désormais, mais ça ne l’empêche pas de jeter un regard au cabanon, au cas. Les tricycles pourraient être en train de jouer à la cachette. Hey! Isa! C’était une blague, on est là maintenant!

Madame Touski suivit le regard d’Isabelle et réalisa ce qui manquait. Bien sûr. Ce n’était pas tant surprenant, après tout. Ce n’était pas la première fois. Ces sales petits pouilleux.

Elle prit alors le linge qu’elle gardait toujours avec elle et essuya les larmes et le nez de la fillette en soupirant. Va expliquer ça, pensa-t-elle.

-Ne t’inquiètes pas, ils vont revenir, tes tricycles. Ils avaient disparu, l’autre jour et ils sont revenus, non? Tu te souviens, n’est-ce pas? Ben là c’est pareil. Ils vont être de retour, ce ne sera juste pas aujourd’hui. Il va falloir que tu te trouves un autre jeu.

Isabelle renifla et la regarda droit dans les yeux. Pour une adulte, elle ne semblait pas connaître grand-chose, la madame Touski. C’était quoi cette histoire, encore? Oui, ils étaient partis l’autre jour : mais il pleuvait, elle avait répondu à maman (elle avait été impertinente avait dit madame Touski avec un froncement de nez) et elle portait sa salopette en coton avec son t-shirt gris souris. Quel était le lien avec aujourd’hui? De plus, elle ne voulait pas jouer avec eux un autre jour : elle les voulait maintenant! Pourquoi étais-ce si dur à comprendre?

-Pourquoi ils partent, d’abord? Fit la fillette. Un dernier regard au cabanon. Mais non. Les maudits.

-Ils partent, fit madame Touski, parce que des messieurs viennent les prendre sans autorisation (ou plutôt ils les volent pour aller les vendre et ensuite aller à la taverne pensa madame Touski avec dédain). Ils seront rapportés plus tard par des policiers, comme il y a quelques jours. Maintenant…

Isabelle entendit madame Touski dire autre chose, parler du dîner : elle crû entendre vaguement les mots : « Croquettes de poulet »…mais elle ne l’écoutait plus. Elle pensait à eux. À ces messieurs qui viennent lui voler ce qu’elle a de plus précieux au monde sans savoir que c’est sa récompense. Qu’elle n’a pas chialé chez le dentiste mercredi, ce qui ne fut pas facile, car elle eut très mal. Qu’elle avait mis sa robe qui tourne avec des fleurs jaunes pour l’occasion, que maman lui avait fait des lulus et qu’en cette belle journée, c’était à elle de jouer avec. Pas à eux. À elle. Alors, qui sont-ils ces messieurs pour se permettre de venir la voler impunément de ce grand bonheur?

Soudainement, elle les vit comme s’ils étaient devant elle.

Ce sont des hommes trapus, avec des corps d’enfants, mais le visage et la pilosité d’adulte; barbe qui leur mange d’ailleurs le visage et il est difficile de voir leur trait. Isabelle sait que c’est bien chaud l’été, mais que l’hiver, c’est pratique.

On peut les voir parfois quand on porte suffisamment attention sous les portes cochères, cachés dans la pénombre. Quand on a le malheur de les apercevoir, on les méprend pour des chats de gouttière, car leurs yeux sont jaunes, quasi fluorescent. Ils ne bougent pas, respirent à peine pour ne pas être remarqué et souvent on les confond pour ceux que madame Touski appelle «les pouilleux». Il faut dire qu'ils ont des habits dépareillés, ne connaissant pas les robes qui tournent et que leur seul vêtement sont ceux qu'ils ont sur le dos, comme des Bernards l’hermite. Parfois ils sortent en plein jour, mais seulement en cas de haute nécessité et les gens leur lancent de la monnaie comme s'il s'agissait de fontaine. Mais ils n'ont cure de l'argent, des tendances printemps-été ou de ce que madame Touski appelle «le savoir-vivre» avec un froncement de nez. Il n'y a qu'une chose qui les intéresse.

L’obscurité et l'humidité règnent en maître dans leur tanière. Ils lèchent le suintement des murs de pierre, boivent l'essence des voitures et des tondeuses, suçant parfois un caillou quand la faim se fait sentir. D'autres, les plus hardis, se risquent à faire tomber et à fouiller dans les ordures; s'ils savaient que les chats de gouttière et les marmottes seraient blâmés pour leur appétit, ils oseraient peut-être davantage, se dit Isabelle. Madame Touski hait les siffleux. 

La raison qui explique leur agissement (mais pas qui les excuses, croit Isabelle : rien ne peut pardonner ce qu’ils font) doit provenir de cette vie de misère. De cet abandon, car ils n’ont pas de maman et encore moins de papa, c’est bien connu. À la naissance, on les jette dans des paniers d’osier et ils dévalent la rivière-où-il-ne-faut-pas-aller-seule qui les abandonne à leur triste sort sur la grève. Après des jours à pleurer au froid, à la pluie, à la neige, des membres de leur nouveau clan les recueillent et les acceptent, enfin. On ne se sait d'où les anciens proviennent; certains diront qu'ils sont nés des entrailles de la ville, d'autre qu'ils sont venus du Nord d’où ont les a chassé de leur terre. Peut-être viennent-ils de l’endroit où maman va parfois, quand elle a eu une grosse journée à l’ouvrage et qu’Isabelle la cherche. Madame Touski dit toujours qu’elle est partit aux Îles Mouc-Mouc. Faudrait vérifier avec elle. 

Dans leur nouvelle tribu, ils apprendront que la vie est dure, que les cailloux que l’ont suçotent n’empêchent pas le ventre de crier et que l’hiver le froid mord plus fort que le chien du voisin. Qu’on les a rejetés. Qu’on ne veut pas les voir. Qu’ils n’ont pas d’amis et que la fraternité n’est pas une valeur inculquée dans le clan. Ils ne doivent pas devenir trop confortables, car c’est à ce moment qu’on devient faible et qu’on meurt, Isabelle le sait. Ils grandiront sans madame Touski pour s’occuper d’eux et les prendre dans ses bras doux comme du coton, enveloppé dans son odeur de chocolat aux cerises. Ils n’auront jamais le plaisir de l’entendre raconter l’histoire de « Pablo le pingouin qui n’aimait pas le froid » le soir, quand la lune est en pyjama, et ne goûteront jamais un macaroni au fromage. Avec le temps, leur peau deviendra grise et s’harmonisera peu à peu avec les murs de pierre et la poussière les recouvrira, car on les oubliera. Ils deviendront mesquins et méchants, jugeant tout humain qu’ils voient de loin comme étant responsable de leur vie de malheur. Ils aimeraient tant avoir une parcelle de bonheur, même une toute petite et c’est parce qu’on leur refuse qu’ils commettent des crimes. Qu’ils prennent ce qui n’est pas à eux. Qu’ils volent et ce, sans ce soucier des conséquences. Car à eux aussi, il faut des récompenses pour rendre les aspérités de la vie plus douce et les aider à passer à travers une autre journée. Il y a une limite à ce qu’une créature, même aussi coriace qu’elle, peut endurer.

On leur poserait la question, à savoir comment on en arrive là, à voler les jouets des petites filles, à lécher l’humidité des murs et à manger les ordures qu'on n'y comprendrait rien, car leur dialecte nous est inconnu. De toute manière, il est rare qu'ils parlent entre eux et au moment de partir en raids, quand la nuit est tombée, ils ne disent rien. Leur plan est prévu d'avance, chacun connait sa place et son rôle dans la meute qui se glisse dans les zones d’ombres de la ville comme une traînée de poussière.

Mais ils rient, ils s'esclaffent dans leur barbe en pensant au plaisir fabuleux qu'ils auront à enfourcher ces fameux tricycles rouge et bleu.