À maman
Des années plus
tard, ce dont elle se souviendra le plus facilement, c’est de l’odeur.
Tout le cabanon
embaumait jusqu’à l'écœurement la poussière, l’humidité et l’urine de chats. En
ouvrant la porte, on soulevait de grands pans de poils, de débris du cabanon
qui s’effritait avec les années et de cadavres d’insectes momifiés, datant
probablement du jurassique. Des toiles d’araignées pendaient ici et là,
inhabité pour la plupart : un village fantôme d’étoiles et de mouches mortes. Dans
le coin droit, caché comme si on ne se faisait pas à l’idée de s’en débarrasser
pour de bon, était dissimulée une tondeuse. Isabelle n’avait jamais compris ce
que faisait une machine à couper le gazon dans le cabanon, puisque la cour
arrière était asphaltée à grandeur. Pourtant elle y trônait, fière et inutile,
parmi les outils, les pelles, les bêches et les vieux clous. On avait pendu
jadis des rideaux fleuris aux fenêtres pour faire de l’ombre à la tondeuse;
l’un des pôles pendait maintenant dans le vide, laissant entrer le chaud soleil
de juillet. L’air stagnait : aucun vent ne se levait aujourd’hui, ce qui n’était
pas rare dans cet îlot de chaleur qu’est Saint-Roch l’été. « Ce sera une belle
journée », avait dit maman et Isabelle croyait qu’elle avait raison. Elle avait
mangé des pains dorés et mise sa robe préférée, celle qui tourne avec de belles
fleurs jaunes. Maman avait peigné ses cheveux et les avait attachées en lulu,
comme Isabelle aime. Puis, elle était partie travailler, lui faisant promettre
d’être sage avec madame Touski. Isabelle n’avait pas eu peur et elle n’avait
pas pleuré, car elle savait ce qu’elle allait faire de sa journée et elle en
tirait une grande excitation, comme quand on sait qu’on va revoir de vieux amis.
Dans ce cas,
pourquoi n’étaient-ils pas là?
Elle avait
regardé, pourtant. Isabelle avait été partout, derrière et sous l’établi, sous
la bâche qui recouvrait un set de patio en résine de synthèse jaunie, derrière
une vieille porte qui ne menait nulle part, soulevé la tondeuse au cas où elle
les aurait mangé. Elle avait même regardé dans les airs, là où pendent les
pelles, les bêches et les râteaux à feuilles. Mais non. Elle devait se rendre à
l’évidence : ils ne sont plus là. Sa journée est fichue. Elle qui se faisait
une fête de les retrouver, de les enjamber, de les propulser le plus rapidement,
le plus loin possible : ses amis l’ont abandonné. Sans raison, en plus.
Isabelle sortit
du cabanon en retenant avec beaucoup de difficulté ses larmes : elle sait que
madame Touski n’aime pas quand elle pleure. Mais c’est plus fort qu’elle. Maman
avait promis, elle avait dit : « Tu as été si gentille chez le
dentiste hier, tu as fais ça comme une grande fille, tu le mérites bien ».
Maman a menti. Pourquoi? Ce n’est pas beau les mensonges, ils l’ont dit dans
Passe-Partout, elle sait même que les enfants menteurs ne reçoivent ni la
visite du Père Noël, ni récompenses.
Alors pourquoi maman a-t-elle menti? La question tourne dans la tête de la
fillette sans fin, tant c’est un non-sens, une impossibilité en cette belle
journée où elle a mis sa robe qui tourne avec des fleurs jaunes. Il n’y a rien
à faire. Les tricycles ont disparu. Ils sont partis. Ses amis l’ont abandonné.
Madame Touski étendait des vêtements sur la corde à linge
quand la fillette sortit du cabanon. Des années plus tard, Isabelle réaliserait
qu’elle n’avait jamais vu sa gardienne ne
rien faire : elle était toujours en mouvement, faisant deux, trois,
quatre choses à la fois. Car madame Touski ne fait pas que garder Isabelle:
elle fait aussi la vaisselle, le ménage, le lavage, les repas, la discipline et
elle lit des histoires. C’est de cette aptitude aux multitâches que lui vient
son surnom.
En voyant la
fillette planté comme une statue de cire en plein milieu de la cour, madame
Touski eut d’abord un petit malaise. Était-elle blessée? Ce satané de cabanon,
aussi! Puis elle réalisa, avec ce don qu’elle avait de comprendre
l’imperceptible, que sa petite protégée n’allait pas bien. Les larmes qui
coulaient sur les joues de la fillette l’aidèrent, il faut dire. Elle mit donc
sa dernière épingle sur la corde et avança vers elle, lentement. La gardienne
n’était plus très jeune et son petit plaisir, quand elle rentrait chez elle le
soir, était de manger des chocolats à la cerise. Il faut bien mourir de quelque
chose, disait-elle, et aussi bien mourir du cholestérol ou étouffée par la
gourmandise.
Madame Touski se
pencha à la hauteur d’Isabelle et demanda :
-‘Pour que tu ne
joues pas, ma chouette?
-‘Sont
partis…murmura la petite fille. Les larmes lui embuent la vue désormais, mais
ça ne l’empêche pas de jeter un regard au cabanon, au cas. Les tricycles
pourraient être en train de jouer à la cachette. Hey! Isa! C’était une blague,
on est là maintenant!
Madame Touski
suivit le regard d’Isabelle et réalisa ce qui manquait. Bien sûr. Ce n’était
pas tant surprenant, après tout. Ce n’était pas la première fois. Ces sales
petits pouilleux.
Elle prit alors
le linge qu’elle gardait toujours avec elle et essuya les larmes et le nez de
la fillette en soupirant. Va expliquer ça, pensa-t-elle.
-Ne t’inquiètes
pas, ils vont revenir, tes tricycles. Ils avaient disparu, l’autre jour et ils
sont revenus, non? Tu te souviens, n’est-ce pas? Ben là c’est pareil. Ils vont être
de retour, ce ne sera juste pas aujourd’hui. Il va falloir que tu te trouves un
autre jeu.
Isabelle renifla
et la regarda droit dans les yeux. Pour une adulte, elle ne semblait pas
connaître grand-chose, la madame Touski. C’était quoi cette histoire, encore?
Oui, ils étaient partis l’autre jour : mais il pleuvait, elle avait répondu à
maman (elle avait été impertinente avait dit madame Touski avec un froncement
de nez) et elle portait sa salopette en coton avec son t-shirt gris souris.
Quel était le lien avec aujourd’hui? De plus, elle ne voulait pas jouer avec
eux un autre jour : elle les voulait maintenant! Pourquoi étais-ce si dur
à comprendre?
-Pourquoi ils
partent, d’abord? Fit la fillette. Un dernier regard au cabanon. Mais non. Les maudits.
-Ils partent,
fit madame Touski, parce que des messieurs viennent les prendre sans
autorisation (ou plutôt ils les volent
pour aller les vendre et ensuite aller à la taverne pensa madame Touski avec
dédain). Ils seront rapportés plus tard par des policiers, comme il y a
quelques jours. Maintenant…
Isabelle entendit
madame Touski dire autre chose, parler du dîner : elle crû entendre vaguement
les mots : « Croquettes de poulet »…mais elle ne l’écoutait plus.
Elle pensait à eux. À ces messieurs qui viennent lui voler ce qu’elle a de plus
précieux au monde sans savoir que c’est sa récompense. Qu’elle n’a pas chialé
chez le dentiste mercredi, ce qui ne fut pas facile, car elle eut très mal. Qu’elle
avait mis sa robe qui tourne avec des fleurs jaunes pour l’occasion, que maman
lui avait fait des lulus et qu’en cette belle journée, c’était à elle de jouer
avec. Pas à eux. À elle. Alors, qui sont-ils ces messieurs pour se permettre de
venir la voler impunément de ce grand bonheur?
Soudainement,
elle les vit comme s’ils étaient devant elle.
Ce sont des
hommes trapus, avec des corps d’enfants, mais le visage et la pilosité
d’adulte; barbe qui leur mange d’ailleurs le visage et il est difficile de voir
leur trait. Isabelle sait que c’est bien chaud l’été, mais que l’hiver, c’est
pratique.
On peut les voir
parfois quand on porte suffisamment attention sous les portes cochères, cachés
dans la pénombre. Quand on a le malheur de les apercevoir, on les méprend pour
des chats de gouttière, car leurs yeux sont jaunes, quasi fluorescent. Ils ne
bougent pas, respirent à peine pour ne pas être remarqué et souvent on les confond
pour ceux que madame Touski appelle «les pouilleux». Il faut dire qu'ils ont
des habits dépareillés, ne connaissant pas les robes qui tournent et que leur
seul vêtement sont ceux qu'ils ont sur le dos, comme des Bernards l’hermite. Parfois
ils sortent en plein jour, mais seulement en cas de haute nécessité et les gens
leur lancent de la monnaie comme s'il s'agissait de fontaine. Mais ils n'ont
cure de l'argent, des tendances printemps-été ou de ce que madame Touski
appelle «le savoir-vivre» avec un froncement de nez. Il n'y a qu'une chose qui
les intéresse.
L’obscurité et
l'humidité règnent en maître dans leur tanière. Ils lèchent le suintement des
murs de pierre, boivent l'essence des voitures et des tondeuses, suçant parfois
un caillou quand la faim se fait sentir. D'autres, les plus hardis, se risquent
à faire tomber et à fouiller dans les ordures; s'ils savaient que les chats de
gouttière et les marmottes seraient blâmés pour leur appétit, ils oseraient
peut-être davantage, se dit Isabelle. Madame Touski hait les siffleux.
La raison qui
explique leur agissement (mais pas qui les excuses, croit Isabelle : rien
ne peut pardonner ce qu’ils font) doit provenir de cette vie de misère. De cet
abandon, car ils n’ont pas de maman et encore moins de papa, c’est bien connu.
À la naissance, on les jette dans des paniers d’osier et ils dévalent la
rivière-où-il-ne-faut-pas-aller-seule qui les abandonne à leur triste sort sur
la grève. Après des jours à pleurer au froid, à la pluie, à la neige, des
membres de leur nouveau clan les recueillent et les acceptent, enfin. On ne se
sait d'où les anciens proviennent; certains diront qu'ils sont nés des
entrailles de la ville, d'autre qu'ils sont venus du Nord d’où ont les a chassé
de leur terre. Peut-être viennent-ils de l’endroit où maman va parfois, quand
elle a eu une grosse journée à l’ouvrage et qu’Isabelle la cherche. Madame
Touski dit toujours qu’elle est partit aux Îles Mouc-Mouc. Faudrait vérifier
avec elle.
Dans leur
nouvelle tribu, ils apprendront que la vie est dure, que les cailloux que l’ont
suçotent n’empêchent pas le ventre de crier et que l’hiver le froid mord plus
fort que le chien du voisin. Qu’on les a rejetés. Qu’on ne veut pas les voir.
Qu’ils n’ont pas d’amis et que la fraternité n’est pas une valeur inculquée
dans le clan. Ils ne doivent pas devenir trop confortables, car c’est à ce
moment qu’on devient faible et qu’on meurt, Isabelle le sait. Ils grandiront
sans madame Touski pour s’occuper d’eux et les prendre dans ses bras doux comme
du coton, enveloppé dans son odeur de chocolat aux cerises. Ils n’auront jamais
le plaisir de l’entendre raconter l’histoire de « Pablo le pingouin qui
n’aimait pas le froid » le soir, quand la lune est en pyjama, et ne goûteront
jamais un macaroni au fromage. Avec le temps, leur peau deviendra grise et s’harmonisera
peu à peu avec les murs de pierre et la poussière les recouvrira, car on les
oubliera. Ils deviendront mesquins et méchants, jugeant tout humain qu’ils
voient de loin comme étant responsable de leur vie de malheur. Ils aimeraient
tant avoir une parcelle de bonheur, même une toute petite et c’est parce qu’on
leur refuse qu’ils commettent des crimes. Qu’ils prennent ce qui n’est pas à eux.
Qu’ils volent et ce, sans ce soucier des conséquences. Car à eux aussi, il faut
des récompenses pour rendre les aspérités de la vie plus douce et les aider à
passer à travers une autre journée. Il y a une limite à ce qu’une créature,
même aussi coriace qu’elle, peut endurer.
On leur poserait
la question, à savoir comment on en arrive là, à voler les jouets des petites
filles, à lécher l’humidité des murs et à manger les ordures qu'on n'y
comprendrait rien, car leur dialecte nous est inconnu. De toute manière, il est
rare qu'ils parlent entre eux et au moment de partir en raids, quand la nuit
est tombée, ils ne disent rien. Leur plan est prévu d'avance, chacun connait sa
place et son rôle dans la meute qui se glisse dans les zones d’ombres de la
ville comme une traînée de poussière.
Mais ils rient,
ils s'esclaffent dans leur barbe en pensant au plaisir fabuleux qu'ils auront à
enfourcher ces fameux tricycles rouge et bleu.
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