lundi 15 avril 2013

Le mythe de Nana


Cette histoire a été publiée dans XYZ, la revue de la nouvelle, dans le numéro 92, à l'hiver 2007. À ce jour, c'est la seule que j'ai publié. 

Une terrible envie d'uriner lui titille la vessie cruellement et il ne peut s'empêcher de trouver ironique que l'endroit où il a décidé de se poster est celui-là même que les gens choisissent pour aller faire leurs besoins primaires. Il n'aurait que deux ou trois pas à faire et il serait exactement là où il faut être pour
vider son ventre en toute intimité. Mais il ne veut pas la rater. Il ne se le pardonnerait pas. Juste être ici lui demande tant d'efforts, tant de volonté pour ne pas fuir comme un lâche, pour ne pas abandonner à la dernière seconde, car il a trop peur de son regard, de cette façon qu'elle a de le toiser comme si elle le méprisait... Mais il a tout prévu. Ça va bien se passer. Il en est certain. Au départ, il va lui sourire. Puis elle va être surprise de le trouver là, mais elle va être contente (oui, oui, elle sera heureuse) et puis elle va s'arrêter pas trop longtemps, car elle est pressée (elle n'a jamais beaucoup de temps quand il la croise, elle doit toujours se dépêcher) et ensuite... Il lui dira.

Il est 17 h 30 : elle vient de finir sa journée de travail. Il sait qu'elle ne sortira pas avant 17 h 45 ; elle va toujours aux toilettes avant de partir, elle ramasse ses choses et elle discute avec ses collègues. Ensuite elle va sur la rue De Lorimier (elle pourrait choisir une autre rue, mais elle prend toujours la même) et elle attend l'autobus afin d'arriver chez elle plus rapidement. C'est dans ce véhicule qu'il a fait sa rencontre. Le 15 mars 2001.

À l'arrêt, ce jour-là, elle l'avait regardé avec ses beaux yeux verts.
Puis elle lui avait souri. Gêné, ne sachant comment réagir, il avait regardé ses souliers, comme un con. Puis elle l'avait salué de la main. C'est à ce moment précis qu'il avait compris qu'il était en présence de l'amour de sa vie. Cette femme qui l'accostait ainsi sans raison... Ce ne pouvait être qu'un signe. Elle s'était approchée et son regard fut troublé : il se dit qu'elle était probablement elle aussi frappée par un coup de foudre aussi fulgurant qu'intense. Mais en s'avançant elle ne le regardait plus de la même façon et arrivée prèsde lui, elle laissa échapper un « Désolée, monsieur. Je vous ai pris pour quelqu'un d'autre. » Et elle lui sourit encore, avant de se tourner pour attendre l'autobus. Dans le véhicule, il s'était assis près d'elle. Il avait ainsi pu humer son parfum et l'observer en douce. Elle était belle.


Le lendemain, il avait pris l'autobus avec elle à la même heure. Il chercha son regard, mais il ne vint pas. Elle gardait les yeux rivés sur son livre, un vieux bouquin au titre indéchiffrable. Par la suite, il eut toujours un roman avec lui qu'il faisait semblant de lire quand il était près d'elle. Il voulait tellement qu'elle le regarde encore ! Qu'elle lui sourie, lui parle, soit gentille avec lui... Mais elle ne fit
rien.

Cette nuit-là, il se réveilla en sueur dans son lit. Son sous-vêtement trempé lui semblant terriblement humiliant, il se leva, se changea et, tenant l'accusé à bout de bras, sortit de sa chambre sans faire de bruit. Heureusement c'était l'été et dehors il faisait assez chaud pour qu'un homme sorte de chez lui à moitié nu sans que cela alerte les voisins qui de toute façon dormaient à cette heure. Il jeta son caleçon dans le foyer qui égayait parfois leurs soirées estivales et craqua une allumette. En regardant la source de sa honte brûler, il eut une révélation. Le jour où il perdra son pucelage devra être en
même temps le dernier de sa vie. Il se suicidera après l'acte sexuel. Cet objectif le combla, ce fut comme s'il venait de donner un sens à sa misérable vie, lui qui tremblait encore en songeant au cauchemar qu'il venait de faire dans lequel il faisait l'amour à cette femme et où elle hurlait de jouissance. Car il savait trop bien en vérité que quand ce moment arrivera elle ne hurlera pas de plaisir, mais bien de rire en apprenant qu'à trente ans, il est encore puceau. Et il n'avait jamais pu supporter les humiliations. Celle-ci serait de trop, s'ajoutant à celle qu'il avait encore vécue aujourd'hui. Il lui semblait évident que si elle ne s'intéressait pas à lui, c'était à cause de cela ;
cette façon qu'il avait de reluquer les femmes, comme un pervers, comme s'il n'en voyait jamais ! Mais ce n'est pas de sa faute : les femmes l'horrifient et le captivent à la fois.

La lame de son couteau de combat lui chatouilla la cuisse ; il le déplaça. Ce souvenir de son père était son porte-bonheur, il le traînait toujours sur lui comme pour se rappeler qui il est. Ce qu'il est. On ne sait jamais quand ça peut arriver. Vaut mieux être prêt à
toute éventualité.

Deux semaines après leur rencontre fortuite, il savait tout d'elle. Il connaissait le nom de son parfum (il en avait acheté une bouteille qu'il reniflait à l'occasion sans que l'effet escompté se produise : il ne
possédait qu'une des composantes de l'odeur aimée, il lui manquait le grain de sa peau pour que le mélange soit parfait), la marque de son shampoing, l'étendue de sa garde-robe, l'endroit où elle  travaillait et où elle habitait (il l'avait suivie jusque-là), ce qu'elle aimait lire, ce qu'elle mangeait au dîner, mais il lui manquait l'essentiel : il ne connaissait pas son nom. Il n'osait le lui demander. Dans ses fantasmes il l'appelait Nadine. Ou Nana.

Le troisième jour de la troisième semaine (la date avait son importance particulière), il osa lui parler. Au début elle feignit de ne pas le reconnaître, puis elle lui sourit. Elle répondit à ses banalités, puis l'autobus arriva. Elle alla s'asseoir au fond du véhicule, placée entre trois ou quatre autres personnes, ce qui eut pour conséquence qu'il ne put plus l'approcher. Pendant le trajet elle regarda dehors alors que lui la fixait, admirant le reflet de soleil qui donnait à sa chevelure des tons d'ambre, il n'avait jamais remarqué. Quand elle passa près de lui pour sortir il lui dit « Au revoir ! » et elle lui fit un
sourire discret. En fouillant dans ses poubelles quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'elle se teignait les cheveux elle-même. Il se demanda à qui elle désirait ainsi plaire. Il osa croire : lui.

Le lendemain, il l'invita à sortir; elle déclina l'invitation, mais lui sourit.

Le quatrième jour de la quatrième semaine (il n'oubliait pas que le troisième jour de la troisième semaine elle lui avait souri et parlé), il lui demanda encore une fois si elle ne voulait pas sortir, aller au
restaurant, au cinéma. Elle refusa encore une fois et il lui demanda pourquoi elle ne désirait pas le connaître... Elle lui fit ce si joli sourire qui ne se voulait que poli, mais qui lui semblait si charmeur,
et elle affirma avoir un amoureux et que ce dernier n'aimerait pas qu'elle sorte avec quelqu'un d'autre, même si ce n'était que pour faire connaissance. Il lui rétorqua qu'elle n'avait qu'à ne pas lui en  parler. Pour toute réponse, il n'obtint qu'un sourire et un regard distant qu'il ne pourrait jamais rejoindre. Il prit cela comme un défi.

C'est le 18 avril 2001 qu'il put la voir dans un autre contexte que celui de leurs rencontres à l'arrêt d'autobus. Il marchait alors dans la rue avec un de ses amis et ils la virent. Son compagnon continua de parler, insensible à son désarroi. Il ne pouvait quitter des yeux cette femme qui hantait ses jours et ses nuits et qui s'avançait vers eux. Elle les regarda en passant, s'attardant particulièrement sur cet homme qu'elle savait connaître, mais dont elle ne retrouvait pas la trace dans ses souvenirs. Et à la dernière seconde, elle parut se rappeler et lui sourit poliment. Ce soir-là, lui et son ami devaient aller au cinéma, mais il dut prétexter une excuse de dernière minute, sachant qu'il ne serait pas capable de se concentrer sur un film après l'émoi qu'il venait de subir. Il rentra donc chez lui et passa la soirée à réfléchir, sans réaliser que, parfois, trop spéculer à propos d'événements dont nous ne connaissons qu'une partie des éléments amène à considérer des hypothèses comme étant vraies, bien qu'il n'en soit rien. Au moment de se mettre au lit, il était donc persuadé que cette femme était amoureuse de lui et que sa présence dans la rue quand précisément lui et son ami passaient n'avait pas été fortuite. Il n'y a pas de hasard. Il ne doit pas y en avoir.

Le troisième jour de la cinquième semaine (il avait compris qu'il devait déjouer le destin, changer sa routine ; c'est ce que cette rencontre imprévue lui avait démontré), il lui parla encore. Il débita  quelques banalités, puis lui demanda si elle était revenue sur sa décision et si elle désirait sortir avec lui. Elle le fixa droit dans les yeux et dit, doucement : « Non. » Il bégaya en demandant pourquoi
elle n'aspirait pas à faire sa connaissance et elle répondit : «Je vous l'ai dit, l'autre jour ! De toute façon, nous n'aurions pas les mêmes attentes, dans cette rencontre... » Il lui demanda ce qu'elle entendait par là et elle lui fit un léger sourire avant d'entrer dans l'autobus qui arrivait et d'y disparaître; lui, il n'avait rien de prévu cette journée-là. Il n'était venu que pour la voir.

Aujourd'hui, quatrième jour de la sixième semaine, il est prêt à l'attendre caché dans sa ruelle crasseuse, une dernière fois. Il va lui  demander si elle veut sortir. Si elle veut qu'il la raccompagne. Si elle est revenue sur sa décision. Si elle veut seulement savoir qui est cet homme qui l'aime comme un forcené, de cette façon que les hommes ont de chérir leurs divinités qu'ils érigent en mythes pour
les rendre encore plus inaccessibles. S'il peut l'aimer et mourir.

Mais surtout, aujourd'hui, il va lui faire l'amour. Tout doucement. Comme ça doit être.

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